La lumière est encore active dans un des laboratoires du centre de recherche de la firme Meyer & Co.

Il a longtemps que les collègues d’Édouard Zaluski sont rentrés chez eux. Deux heures du matin ! Sa femme va lui faire des reproches à son retour, mais Zaluski a le sentiment d’être sur le point de découvrir une chose exceptionnelle. C’est ce qui caractérise les grands chercheurs : l’intuition qui précède la mise au point d’un produit novateur.

Toute la journée le chimiste a synthétisé différentes molécules, purifié les produits obtenus puis les a mélangés pour obtenir le médicament souhaité.

Il y a une heure qu’il a injecté le B412 à Patricia.

Patricia est l’une des souris blanches utilisées dans le laboratoire pour expérimenter les nouveaux produits.

Le cœur battant Édouard Zaluski attend près de la cage les réactions de Patricia.

Tout à coup à 2 h 10, Édouard se souviendra toute sa vie de la date et de l’heure précise, la souris blanche manifeste les symptômes recherchés. S’il n’était pas d’un tempérament, calme, Zaluski aurait dansé de joie. Mais le scientifique sait contenir ses émotions.

Certes le B412 a produit sur Patricia les effets escomptés, mais par expérience il sait qu’un médicament peut produire sur les mammifères rongeurs des réactions que l’on ne retrouve pas forcément sur d’autres mammifères et en particulier chez l’homme.

Il lui faudra encore expérimenter le B412 sur une espèce plus proche de l’être humain. Le centre de recherche de la firme Meyer & Co dispose à cet effet de chimpanzés sur lesquels il réalise des tests quand il a la certitude que les médicaments en préparation n’ont aucun effet secondaire dangereux pour la santé des animaux.

Édouard Zaluski a la tentation de procéder au test dès le lendemain, mais vite il résiste à cette envie. Au préalable il observera le comportement et les réactions de Patricia dans les jours qui suivront l’injection et comme on le fait à chaque fois, il répètera les expériences sur d’autres souris.

 

Deux longs mois passent… Le chercheur en a maintenant la certitude, le B412 ne produit aucun effet secondaire nocif.

Édouard, peut injecter du B412, à Jojo l’un des chimpanzés « cobaye », si on ose le dire, retenus pour un anticoagulant, un antihistaminique et un vasodilatateur. Zaluski et Jojo se connaissent bien, il y a plus de cinq ans que le chimpanzé « travaille » pour Meyer & Co. Édouard a toujours vérifié que tous les animaux utilisés pour les expérimentations avaient les meilleures conditions de vie possible. Jojo a des réactions humaines. Il a des périodes d’euphorie suivies de périodes de déprimes. Un modèle parfait pour tester le B412. Justement le jour du test, il est un peu abattu.

Une heure après, comme pour Patricia, Jojo sort de sa torpeur, il pousse des petits cris de joie, se jette dans les bras d’Édouard. Le doute n’est plus permis : le B412 produit les effets recherchés !

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Le directeur du centre de recherche de Meyer & Co. arrive devant le conseil d’administration de la multinationale.

Il est particulièrement ému. Il est sur le point d’annoncer une nouvelle importante.

  • Messieurs les membres du conseil d’administration notre centre de recherche a mis au point un médicament qui va révolutionner une partie du marché pour lequel Meyer & Co développe et commercialise plusieurs produits.

L’attention du conseil d’administration est à son comble. On entendrait une mouche voler dans la salle.

  • Cette révolution est l’Hilarix. Nous avons déjà choisi le nom de cette bombe pharmaceutique.  
  • Oui messieurs, l’Hilarix va détrôner tous les anxiolytiques, les antidépresseurs, les antipsychotiques, les régulateurs de l’humeur.
  • La concurrence va en être malade ! Adieux les benzodiazépines, le Prozac, le Déroxat, le Seroplex, l’Anafranil, le Laroxyl, le Témesta, l’Aldol et le Largactil. Aux oubliettes le Lithium.

Le conseil d’administration est médusé. Pourtant au bout de quelques minutes les questions fusent.

Le directeur du centre de recherche de Meyer & Co explique alors : ses laboratoires ont mis au point un médicament, le B412 qui ingéré par un individu produit, au bout de quelques instants un sentiment de bonheur qui se traduit entre autres par un sourire sur le visage. D’où l’idée de l’appeler l’Hilarix. Les effets durent plusieurs jours. Il a été expérimenté sur des animaux et sur de nombreux volontaires humains. Les expérimentateurs sont formels, il ne produit aucun effet secondaire et sa prise peut être renouvelée sans problème.

Il va sans dire, le conseil d’administration de Meyer & Co vote à l’unanimité, la production de l’Hilaryx, même si sa commercialisation rend caduque les ventes des médicaments traditionnels sur ce créneau réalisées depuis des années par la firme. Le marché potentiel est immense et la concurrence sera asphyxiée par l’ex-B412. D’autant que ce médicament s’adresse à de nombreux malades. Cela s’est fait dans la plus grande discrétion. Une expérimentation a été menée conjointement en Amérique du Sud et en Afrique sur des malades manifestant des troubles tels que : anxiété chronique, attaques de panique, anxiété généralisée, troubles obsessionnels, phobies sociales, insomnies chroniques, bipolarisation. Mais le « médicament » s’adresse aussi à des gens en bonne santé.

Le PDG de Meyer & Co France a vite compris les potentialités de l’Hiralix. Les malades sont les clients habituels de l’industrie pharmaceutique, ils sont une clientèle captive, mais ils ont un défaut évident, ils sont souvent âgés et à ce titre ils disparaissent trop rapidement. Par contre les gens en bonne santé constituent une source d’acheteurs abondante. Peu de Français se considèrent comme heureux, ils subissent tous, les aléas de la vie, mais la moindre contrariété ou le moindre désir non assouvi les rendent malheureux. Si on leur propose une pilule de bonheur, sans aucun doute ils se précipiteront dessus pour le grand « bonheur » de Meyer & Co !

 

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Meyer & Co France n’eut aucun problème pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché de l’Hiralix. Quelques enveloppes bien distribuées accélèrent les choses.

Après une campagne de publicité massive sur tous les médias le « médicament miracle » fut connu de tous les Français et accessible dans toutes les pharmacies. D’autant plus accessible qu’il était délivré sans ordonnance compte tenu du fait qu’il était sans effet secondaire significatif.

Toutes les officines regorgèrent d’Hiralix à côté des boites de paracétamol, d’ibuprofène, de crèmes, de gélules, de tisanes diverses qui tapissent les pharmacies.

Les actionnaires de Meyer & Co France se félicitèrent, car leurs dividendes crurent de façon exponentielle. Ce ne fut pas le cas des actionnaires des autres firmes pharmaceutiques qui assistèrent, impuissants, à la chute de leurs actions. C’est paradoxal, mais ils furent contraints de calmer leur angoisse, en achetant de l’Hiralix !

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Pour parodier Pangloss de « Candide » : tout allait bien, dans le meilleur des mondes !

Pourtant, outre de nombreux actionnaires un certain nombre de Français faisait grise mine. Nous n’en ferons pas une liste exhaustive.

Les psychiatres virent leur clientèle se réduire comme une peau de chagrin.

Les différentes religions constatèrent une défection importante de leurs fidèles, car beaucoup n’avaient plus besoin d’aller chercher un réconfort dans la prière alors qu’une simple pilule pouvait leur assurer une sérénité constante. Il en fut de même pour les syndicats : nombre de leurs adhérents se contentaient de leur bonheur chimique et ne ressentaient plus le désir de revendiquer. D’autres professions furent touchées, les avocats par exemple, de nombreux litiges se réglèrent à l’amiable, le nombre de divorces diminua, les entreprises de sécurité licencièrent en raison des velléités en baisse constante.

On n’y aurait pas pensé à priori, le commerce lui aussi fut touché. Les consommateurs n’avaient plus envie d’acheter se contentant de ce qu’ils possédaient.

Tout cela représentait une masse importante de mécontents, la colère amplifia d’autant que les personnes touchées refusèrent de prendre la pilule du bonheur source de leur malheur.

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Alors les lobbys pharmaceutiques en tête essayèrent de faire pression sur les députés et les ministres pour faire interdire la vente de l’Hilarix. À cause de cette pilule de « bonheur », des milliers d’emplois avaient été supprimés, contraignant les chômeurs à prendre de l’Hilarix pour supporter leurs situations. Aucun parlementaire ou ministre et encore moins le président de la République ne voulurent prendre la décision d’interdire la vente de l’Hilarix. Il n’était pas question de revenir au passé avec les récriminations des citoyens, les manifestations journalières, les flambées d’accusation sur les réseaux sociaux. Toute cette élite se délectait de ce calme dans la vie publique.

Devant cet échec les opposants à la pilule usèrent d’une stratégie sournoise et surtout discrète. Ils la baptisèrent l’opération « Grimacix », on comprend pourquoi.

Des laboratoires avaient su élaborer un médicament tel que l’Hilarix, il devait être possible de synthétiser un antidote à la spécialité de Meyer & Co !

 

Un des conspirateurs eut une idée, il fallait approcher le chimiste, inventeur du B412 !

 C’est ainsi qu’Édouard Zaluski fut contacté par un émissaire de l’opération « Grimacix ».

Ce dernier lui fit une offre si alléchante qu’il ne put refuser. D’autant que Meyer & Co n’avait pas été reconnaissant avec le chercheur lui ayant permis de gagner des milliards d’euros. Une prime permettant à peine de prendre des vacances à l’ile de Ré…

Ce grand chimiste spécifia d’emblée qu’un antidote d’Hilarix n’était pas envisageable, mais qu’il lui serait possible de modifier certaines molécules présentes dans le B412 pour synthétiser un mélange dont les effets seraient inverses du produit commercialisé par Meyer & Co. D’ailleurs précédemment, il avait testé des médicaments aux effets négatifs par rapport à ceux qu’il cherchait. Il les avait écartés d’emblée. En effet, une double liaison en plus ou en moins, un radical ajouté ou retranché peut produire soit un remède soit une substance toxique. L’émissaire se récria : il ne fallait pas élaborer un poison, mais un médicament neutralisant les effets de l’Hilarix.

Édouard Zaluski réaffirma qu’il n’y avait aucun problème et qu’il avait dans ses dossiers des molécules susceptibles d’avoir ces effets.

Quand le chercheur donna sa démission, le D.R.H. essaya en vain de le retenir lui proposant une prime qu’il aurait méritée amplement depuis longtemps.

C’est ainsi qu’Édouard Zaluski parti travailler dans un laboratoire discret en Albanie.

Six mois après il était en mesure de proposer à ses nouveaux employeurs un mélange secret, baptisé en interne « Grimacix ».

Il était conditionné sous forme d’une solution.

Comme il n’était pas envisageable de le commercialiser, les responsables de l’opération décidèrent de le dissoudre en secret dans les réservoirs d’eau potable des grands centres urbains. L’échantillon des personnes touchées serait assez vaste pour contrecarrer l’Hilarix.

Effectivement non seulement le « Grimacix » neutralisait les effets euphorisants du B412, mais en plus entrainait sur les sujets contaminés des anxiétés chroniques, des crises de panique, des troubles obsessionnels, des phobies sociales et insomnies.

Une campagne médiatique bien menée convainquit les citoyens que c’étaient des effets secondaires de l’Hilarix !

Pour parodier Pangloss : tout allait pour le mieux, dans le meilleur des mondes !

 

 

Les industries pharmaceutiques retrouvèrent un substantiel chiffre d’affaires sauf Meyer & Co qui fut racheté pour une misère par un concurrent.

Les psychiatres virent revenir leur clientèle.

Les différentes religions retrouvèrent leurs fidèles. Les revendications non satisfaites firent que les salariés se tournèrent vers leurs syndicats. Les avocats retrouvèrent la prospérité en raison de l’augmentation rapide des litiges et des divorces. Les entreprises de sécurité embauchèrent à nouveau.

Les consommateurs retournèrent dans les magasins et le e-commerce retrouva un taux de croissance à deux chiffres.

Et Patricia dans tout cela ? Après avoir testé un antidiarrhéique, elle a terminé sa vie forcément limitée de souris blanche.

Quant à Jojo il aurait pu poursuivre sa vie de « cobaye » chez Sanofi, Pfizer ou Merck. Il termine sa vie de retraité paisible dans un zoo grâce à la Fondation Brigitte Bardot. Qu’elle en soit remerciée…